LES LUMIERES DE LA VILLE. (U.S.A)

De Charles Chaplin
Avec Charles Chaplin, Virginia Cherrill, Harry Myers
Genres Comédie dramatique, Romance

Scénario Un vagabond s’éprend d’une belle et jeune vendeuse de fleurs aveugle qui vit avec sa mère, couverte de dettes. Suite à un quiproquo, la fleuriste s’imagine le misérable, qui vient de lui acheter une fleur, en milliardaire…

Analyse.

Chaplin est la seule star du burlesque à avoir joui d’un prestige si établi que l’avènement du parlant n’a pas enterré sa carrière. Nous voilà donc en 1931 : depuis trois ans, le public se désintéresse graduellement du muet. Le terrain est miné à la sortie de Les Lumières de la ville, et non sans ironie, c’est avec une histoire de cécité que Chaplin reconquiert un public lassé de ne pas entendre.

Outre les qualités intrinsèques au premier film de Chaplin de l’époque du parlant, arrêtons nous un instant sur sa séquence d’introduction. Est célébrée en grande pompe l’inauguration d’un monument pour la « prospérité » (rien d’anodin là-dedans). La foule est rassemblée devant trois notables, deux hommes et une femme, qui se partagent la parole. Paroles ? Pour tout langage, un gazouillis ridicule, joué au kazou, peut-être par Chaplin lui-même. Les élus passent pour de bruyants canards. Charlot, lui, est encore curieusement absent : il semble se jouer là un rituel auquel il n’est plus convié, une nuisance sonore, un charabia qui l’a laissé sur le quai. Bientôt, la notable tire le ruban et découvre la statue : mais sous le drap blanc se cache le tramp, brutalement sorti de son sommeil, lové sur les genoux d’une rutilante sculpture. S’ensuit un numéro de pantomime où Charlot, sous les sifflets de la foule (le cancre, sous les huées des enfants prodiges ?), peine à quitter l’énorme statue, accroche sa culotte sur une épée, s’assoit sur le nez d’un demi-dieu, nargue l’assemblée, puis finit par filer.

« Vous ne vous débarrasserez pas si facilement de moi », semble nous dire Chaplin à travers cette scène, qui ne s’articule aucunement avec le film lui même et a tout d’une allégorie de l’avènement mirobolant du sonore. L’élite a lancé à la foule un nouvel objet de désir, elle a remplacé les vieux jouets. Mais les étoiles du muet entendent bien rester sur le devant de la scène, et pour faire valoir leur droit, n’ont qu’à prouver qu’elles savent encore mieux que tous les parlants faire rire et pleurer. Charlot s’échappe donc par dessus le grillage, et la caméra le suit – loin du vacarme, comme pour lui donner sa chance. Il rencontre bientôt une aveugle qu’il s’emploiera à séduire (en se faisant passer pour un riche gentleman).

 

Séduire une femme qui ne voit pas, émouvoir un public qui n’entend pas : les deux entreprises se juxtaposent facilement. Chaplin propose un très métalinguistique manifeste pour la privation sensorielle. La surdité – c’est une lapalissade dans toutes les écoles du cinéma – ramène le cinéma à la pure grammaire de son langage : elle le pousse à éviter le bavardage, à signifier à travers lui-même, sa mise en scène, son montage. Les Lumières de la ville est, comme l’a également dit Michel Chion, un véritable manifeste pour le muet, et surtout une démonstration de force pour l’homme à tout faire qu’est Chaplin : scénariste, réalisateur, acteur, monteur, compositeur de la musique et producteur. En effet donc, rien de son talent d’homme-orchestre ne s’est éteint. Le film fait parfois ventre mou en jouant la carte du « patrimoine » Chaplin : Charlot boxeur (1915), un des plus grands succès de la période Essanay, se voit pratiquement rejoué en entier.
Mais si ce n’est cette légère dérive, la flamme Chaplin est bien vive. On rit encore de bon cœur, de même qu’on est souvent touché (et même à la fin, bouleversé) par l’extrême pudeur de cette histoire d’amants qui ne se voient pas et se touchent à peine. Les Lumières de la ville procède par petites touches, pleines d’une humilité inhérente à la concision du muet. Les tours de passe-passe mis en œuvre par Chaplin pour offrir à la jeune aveugle une présence – un regard – dans le monde la rendent bien plus émouvante que ne le serait une voyante. Inutile de voir ou d’entendre : l’imagination fait le reste, comme dans ce champ-contrechamp final où pour tout baiser, Chaplin se contente de tenir une main. La nôtre, sûrement.

[d’après Théo Ribeton – critikat.com]